Les aléas de ma vie professionnelle m'ont conduit plusieurs fois en Russie, la plupart du temps à Moscou que j'ai pu visiter longuement sur mes temps de loisirs. J'ai aussi éffectué un trajet en train de nuit entre Moscou et Vilnius, à l'époque où la Lituanie faisait partie de l'URSS. Partageant mon compartiment avec des Géorgiens, j'ai pu à cette occasion découvrir la chaleur humaine de mes compagnons occasionnels: la barrière de la langue n'est pas un problème quand il s'agit d'échanger force boissons et victuailles. La nuit fut courte, entrecoupée, dans des brumes de vodka, de parties de cartes que j'avais du mal à suivre. L'arrêt à Minsk en pleine nuit m'a permis d'observer une agitation soudaine sur le quai: des familles venant saluer des voyageurs avec forces embrassades, les chargeant de paquets ou cadeaux, ou les vendeurs ambulants fort actifs. Ce voyage en train m'a fait toucher du doigt l'importance de ce moyen de locomotion dans l'inconscient russe: c'est une parenthèse de vie ayant parfum d'aventure, retrouvant là mes souvenirs d'enfance lorsque aller de St Etienne à Nice en train était une expédition longuement préparée. Les TGV, sans doute aussi en Russie aujourd'hui, ont effacé tout cela. C'était une autre époque.
Mais ces séjours à Moscou ou Vilnius ne me laissaient qu'une vision très urbaine de la Russie. La campagne n'est pas visible en train de nuit et Moscou est une ville si étendue!. J'ai pu apercevoir un autre aspect de la Russie lors d'un séjour qui m'a conduit de St Pertersbourg à Nhijni-Novgorod .
Invité par des collègues russes à participer à une conférence qu'ils organisaient, ils ont eu la bonne idée, plutôt que de réserver un hôtel impersonnel et coûteux dans une grande ville, d'organiser la conférence sur un bateau allant de St Pétersbourg à Nijni-Novgorod.
C'est donc sur le Georges JOUKOV, bateau qui fleurait bon le gasoil et les produits détergents, bien loin des standards des bateaux de croisière de luxe et de leurs tarifs, que nous sommes partis. Travaillant le matin et les fins d'après-midi, les temps libres permettaient des échanges entre collègues ou une escale propice à des visites le long du parcours. Ainsi, nous sommes allés de St Pétersbourg vers le lac Ladoga et l'île de Valaam, puis vers le lac Onega et l'île de Khiji. Ensuite, descendant la Volga via d'immenses barrages et écluses, ce furent les bourgades ou villes de Vytegra, Iaroslav, Kostroma, Ples puis Nhijni-Novgorod. Beaucoup de ces sites visités sont connus et incontournables. De magnifiques monastères y ont été construits, et les bourgades qui les hébergent respirent une tranquillité provinciale, loin du brouhaha de Moscou. Une autre vision de la Russie s'est ainsi offerte à moi durant ce périple, découvrant une nature omniprésente mais surtout teintée d'immensité. Nous pouvions naviguer 12 heures en ne voyant seulement, sur certains tronçons, quelques isbas disséminées dans la forêt: une quiétude propice à la réflexion. C'est cet aspect là de la Russie que j'ai surtout aimé. Mais c'est le village de Ples (en russe : Плёс ), peu connu, qui reste mon meilleur souvenir.
Ples, au XIX éme siécle, était surnommée"la Suises russe", à cause de ses maisons en bois dispersées dans les collines surplombant la Volga. C'était un lieu de villégiature apprécié des artistes et de la "nomentaklura" de l'époque. Il était fréquenté par exemple par Chaliapine mais aussi par de nombreux peintres paysagistes qui trouvaient là l'inspiration. Le plus célèbre à Ples est Isaac Levitan, peintre paysagiste, dont les oeuvres sont exposées à Moscou. Il était aussi un grand ami de jeunesse de Anton Tchékhov. Un musée portant son nom a été édifié à Ples: Levitan fit de longs séjours à Ples qu'il a peint abondamment (plus de 200 tableaux). Le musée renferme quelques unes de ses oeuvres, celles d'autres peintres paysagistes mais surtout de son amour de l'époque Sofia Kouvchinnikova, qui fut, selon la légende, source d'une brouille entre lui et Tchékhov. Dans l'oeuvre de Tchekov, La Cigale, Sofia Kouvchinnikova est le personnage central du roman. Levitan n'a pas apprécié cette transposition: il se brouilla alors avec Tchekhov mais finirent par se réconcilier et moururent bons amis.
C'est cette atmosphère particulière de Ples qui m'a séduite, où l'on peut s'imaginer au XIX ème siècle, déambulant avec des personnages illustres, un peu comme à Giverny ou Barbizon où les impressionnistes (dont Corot très apprécié de Lévitan) sont partout présents dans notre imaginaire.
Entouré de collègues russes sur le bâteau, mais communiquant avec eux en "globish" je me privais sans doute de conversations enrichissantes lorsqu'ils parlaient en russe lors des repas; déambulant dans les rues des petites bourgades ou villages, quelques habitants, m'identifiaient comme étranger et m'abordaient spontanément: mais la barrière de la langue ne permettait pas d'aller au-delà de quelques sourires amicaux; l'un d'entre eux par exemple était un ancien combattant arborant fièrement des médailles. Il prononcait fort ému les mots "Fransouze" et "Normandie-Niemenn." : Ah! qu'il aurait été intéressant de pouvoir connaître au moins quelques bribes de russe pour en savoir plus. C'est tout cela: ces rencontres inachevées, ces échanges écourtés, ces textes dans les musées illisibles pour moi, qui m'ont conduit à tenter d'étudier la langue russe pour profiter plus pleinement de mes voyages futurs.
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